Les eaux dormantes
Ce qui attire plus que tout Pascalet, dans ce pays de Provence où il vit, c’est la rivière.
Jamais encore il ne l’a vue. Mais souvent il en rêve, surtout lorsque le braconnier Bargabot apporte à la maison les poissons qu'il y a pêchés. Un jour, les parents de Pascalet s'absentent. Et tante Martine est bien trop occupée pour faire attention à lui...
Pascalet va alors découvrir la fascinante rivière, et aussi Gatzo, un jeune garçon extraordinaire, qu‘il délivre des bohémiens, avec lequel il va combler sa soif d’aventures.
On mouilla au milieu de trois îlots touffus. L’un d’eux faiblement émergeait. Le sol, de vase desséchée, en était assez dur.
Il y poussait de longues herbes, quelques arbustes et, sur les bords, de beaux plants d’écuelle d’eau.
— C’est là que sera notre feu, décida Gatzo. II y a du bois mort. Creusons un four.
On le creusa. Gatzo découvrit deux galets, larges, plats. Nous fîmes un tas de bois mort et de brindilles.
— Et maintenant pêchons notre dîner, ordonna Gatzo.
Il arma deux lignes. J’étais novice dans l’art de pêcher. Il m’enseigna.
Lui se posta sur le bout de la barque à croupetons.
— Regarde-moi faire et tais-toi, m’enjoignit-il.
Les deux lignes erraient nonchalamment et, immobile, le bouchon flottait sur l’eau limpide et sombre.
Rien ne bougeait. Pas un souffle sur les roseaux. Pas un courant dans l’onde. Seul un vain papillon voletait, rose et or, à deux doigts de l’eau pure et assoupie. Parfois il l’effleurait. Y buvait-il?... Tout autour de notre retraite, l’ombre des roseaux et des saules tamisait la lumière; et seul un demi-jour flottait sur cette mystérieuse étendue liquide. Peut-être, sous ses reflets glauques, l’invisible empire des eaux était-il inhabité. J’inclinais à le croire; et cependant, parfois, dans la pénombre sous-marine, il semblait qu’on vît se glisser un doigt d’argent qui disparaissait aussitôt. Et alors, quelques bulles d’air, détachées d’une algue, montaient.
Gatzo prit quatre éperlans et une loche.
Moi, un vairon.
Dès lors, nous menâmes une vie passionnante. Nous avions dans nos mains la nourriture! Quelle nourriture! Car ce n’était pas là un aliment banal, acheté, préparé, offert par d’autres mains, mais notre nourriture à nous, celle que nous avions pêchée nous-mêmes, et qu’il nous fallait nettoyer, assaisonner, cuire nous-mêmes.
Or, les pouvoirs secrets de cette nourriture donnent à celui qui la mange de miraculeuses facultés. Car elle unit sa vie à la nature. C’est pourquoi entre nous et les éléments naturels un merveilleux contact s’établit aussitôt. L’eau, la terre, le feu et l’air nous furent révélés.
L’eau qui était devenue notre sol naturel: nous habitions sur l’eau; nous en tirions la vie.
La terre, à peu près invisible, mais qui tenait les eaux entre ses bras puissants.
L’air d’où viennent les vents, les oiseaux, les insectes.
L’air où les nuages circulent si légèrement. L’air paisible et orageux. L’air où s’étendent la lumière et l’ombre. L’air où se forment les présages.
Le feu, enfin, sans quoi la nourriture est inhumaine. Le feu qui réchauffe et rassure. Le feu qui fait le campement. Car sans le feu il manque un génie à la halte. Elle n’a plus de sens. Elle perd tout son charme; elle n’est plus une vraie halte, avec son repas chaud, ses causeries, son loisir entre deux étapes, ses rêves et son sommeil bien protégé.
Jusqu’à ce jour, je ne connaissais pas le feu, le vrai feu, le feu de plein air. Je n’avais jamais vu que des feux apprivoisés, des feux captifs dans un fourneau, des feux obéissants, qui naissent d’une pauvre allumette, et auxquels on ne permet pas toutes les flammes. On les mesure, on les tue, on les ressuscite et, pour tout dire, on les avilit. Ils sont uniquement utiles. Et si l’on pouvait s’en passer, pour chauffer et cuire, on n’en verrait plus chez les hommes. Mais là, en plein vent, au milieu des roseaux et des saules, notre feu fut vraiment le feu, le vieux feu des camps primitifs.
Henri Bosco, « L’enfant et la rivière», collection « Grands textes illustrés »
Editions Gallimard.