Du pain
Le pain n’était pas autrefois l’aliment d’accompagnement qu’il est aujourd’hui. Longtemps, il constitua un des éléments de base de notre nourriture. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, sa fabrication resta l’apanage des particuliers, surtout dans les campagnes, non qu’il n’y eût des boulangers sous la Principauté, mais l’usage d’acheter du pain ne devait se répandre qu’au siècle dernier.
Et pourtant, que de soins, que de corvées pour fabriquer son pain de tous les jours! D’abord, il fallait réussir à conserver son grain dans la chambre haute du grenier, empêcher qu’il ne gèle, le protéger des rongeurs, ensuite aller le moudre au moulin banal. Rien moins qu’une simple promenade! Souvent, il fallait parcourir de longues et pénibles distances avant d’arriver au moulin, situé généralement dans un endroit isolé et encaissé, perdu au fond d’une gorge ou d’un emposieu
Enfin arrivé, on devait s’armer de patience, attendre parfois longuement que vienne son tour, une opération qui se répétait avant chaque fournée, d’ordinaire tous les quinze jours. En effet, la farine se conservant mal, il n’était pas possible de moudre de grandes quantités de grain â la fois.
Le pétrissage achevé, on n’était pas au bout de ses peines si on habitait dans une région assujettie à la «banalité» des fours, soit principalement dans les villages du littoral. L’utilisation de ces établissements que les seigneurs de Neuchâtel — ou plus tard les communautés — amodiaient à des fourniers était réglementée. On devait annoncer sa venue à l’avance en indiquant la quantité de pâte qu’on allait cuire, une démarche imposée par le maître du four sous peine d’amende ou de voir son pain enfourné en dernier. Tant pis pour la ménagère imprévoyante ou surprise par des visiteurs inattendus!
Il arrivait aussi que le pain fût mal cuit ou tout à fait brûlé. De plus, le fournier ne ménageait pas toujours le bois que les usagers apportaient pour chauffer le four. La chaleur du lieu aidant, les esprits s’échauffaient, les contestations tournaient en disputes.
Dans ces conditions, on comprend que de nombreux particuliers, surtout dès la fin du XVIII siècle, aient cherché à se soustraire à cette obligation et aient «fait four chez eux» malgré l’interdiction des autorités. Mais il fallut attendre un rescrit du roi (31 mars 1831) pour que cette banalité fût abandonnée.
Le développement de la boulangerie, dès le milieu du XVIIIe siècle, allait permettre à toute une partie de la population — surtout citadine — de s’affranchir peu à peu des servitudes liées à la confection du pain.
Tout le monde ne vit pas d’un très bon œil la croissance de cette activité. Pour des notables de Fleurier, l’établissement de la boulangerie contribuait, au même titre que la «gourmandise», le goût du «luxe» et la «dissipation», à appauvrir toute une classe de la population. Ils estimaient, en revanche, très utiles, les greniers publics:
« [...] en entretenant l’abondance, en mettant le grain à la portée de l’indigent et en le lui procurant au-dessous du prix ordinaire: ce qui l’engageait à faire au four et le préservait des dettes chez le boulanger. »
Les boulangers étaient pourtant étroitement surveillés par les autorités. Ceux de la Ville de Neuchâtel, par exemple, avaient l’obligation, au XVIIIe siècle, de se procurer leur grain dans les greniers de la ville administrés par la Chambre des blés créée en 1718. Et ils étaient tenus de vendre le pain au prix fixé par cette institution présidée par le maître bourgeois en chef. La population était dûment avisée des décisions prises et invitée à dénoncer les boulangers qui s’acquittaient mal de leur tâche.
En cas de nécessité, les magistrats pouvaient se montrer encore plus contraignants et vigilants. Lors de la grande disette de 1770—177 1, ils défendirent à tous les boulangers de Neuchâtel:
« [...] sous les peines les plus sévères, de faire aucun pain blanc, véques ou brioches, sous quelque prétexte que ce soit, mais uniquement du pain bis, qui étant bien cuit et bien boulangé se vendra 7½ creutzer la livre. [...] Il leur a été de plus ordonné de marquer tout le pain qui se fera dans leurs boulangeries, avec le numéro qu’on a remis à chacun d’eux pour cet effet, il a été résolu, que de très fréquentes visites se feraient dans toutes les Boulangeries, pour examiner la qualité du pain et en vérifier le poids.»
* véque, vec ou weck: petit pain blanc ordinairement sucré terminé par deux bourrelets.
Est-il besoin de dire que la fraude sur le poids des denrées était répandue alors dans la profession. Comme les bouchers et tant d’autres commerçants, les boulangers trouvaient dans cette déplorable pratique le moyen d’augmenter leurs bénéfices. Ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille devaient se tenir sur leurs gardes. Dans ses «Souvenirs» publiés dans Le Véritable Messager boiteux de Neuchâtel (1907), une Locloise rappelle les peines qu’encouraient les tricheurs dans la Mère commune dans les années 1830. Elle se souvient aussi d’une perquisition mouvementée opérée dans une boulangerie du lieu:
«A cette époque, tous ces petits articles de boulangerie, wecks “, brichelles, pains au lait, petites miches, se vendaient demi-batz (7 centimes), et la douzaine trois piécettes (75 centimes), et toujours on en donnait treize pour la douzaine. Le maire taxait le pain et fixait le poids que devaient avoir ces produits de sept centimes. Une visite était faite de temps à autre par un gendarme, et si la marchandise n’avait pas le poids exigé, elle était confisquée et envoyée à l’Hospice des Vieillards, que certains pensionnaires peu reconnaissants appelaient «l’abattoir des pauvres»... Etant encore très jeune, je me trouvai une fois dans la maison d’un boulanger à un moment où les locataires, très agités, se racontaient l’un à l’autre que, voyant venir le gendarme, on avait en tout hâte emporté des corbeilles pleines, dont la dernière disparaissait à l’instant où le gendarme mettait le pied dans la maison. »
* brichelle: de bretzel, petite pâtisserie salée en forme de huit.