Semaine romande de
la lecture 2008
Histoire à terminer
Texte de Bernard Friot
Pour le cycle 1
La fin de l’histoire est à inventer, et le texte n’a volontairement pas de titre, le titre est
également à imaginer.
Evénement !
Dès le vendredi 28 nov. à 10h chacune et chacun pourra découvrir la fin qui avait été
imaginée par l'auteur.
1
« Il était trois fois une ogresse très laide et très cruelle… »
Non, reprenons :
« Il était une fois trois ogresses très laides et très cruelles. Trois ogresses
nonagénaires, soeurs triplées nées comme il se doit d’un papa ogre et d’une maman ogresse.
La première s’appelait Sislafa. Grande et maigre, elle avait un long nez pointu et des
doigts griffus qui n’en finissaient pas. Elle était tellement maquillée (bleu mystère sur les
paupières, rouge enfer sur les lèvres, vert crapaud sur les joues) que son visage ressemblait à
un cerf-volant chinois accroché aux branches d’un arbre mort.
La deuxième avait pour nom Chouignagna. Ronde comme un tonneau, chauve comme
un caillou, elle était toujours vêtue d’une combinaison gris acier et sa figure face de lune était
couverte de boutons, pustules et furoncles.
La troisième était baptisée Tricatra. Elle ne se déplaçait qu’en chaise roulante, les yeux
cachés derrière d’épaisses lunettes noires, le corps entièrement couvert de bandelettes qui la
transformaient en momie vivante.
À sept ans, elles avaient croqué leur premier marmot, et elles y avaient pris goût, les
drôlesses ! À quatorze ans, elles avaient passé leur permis de chasse au minot et elles en
avaient fait des ravages, dans les forêts alentour ! Dès qu’un enfant s’aventurait dans les bois,
elles le reniflaient de très loin. Alors, elles s’approchaient sans bruit, le capturaient et, vite,
l’entraînaient dans leur repère, un vieux château perdu au fond des bois.
Ou bien, elles posaient des pièges au bord des sentiers, au milieu des framboisiers,
dans les clairières où poussent les champignons. Et le soir, elles arrivaient en ricanant pour
cueillir les victimes prises au piège.
Ensuite… Ah, ensuite… Impossible de raconter ce qui se tramait dans leur grande
cuisine. Les rires des ogresses couvraient les cris des malheureux enfants qu’elles dévoraient
à pleines dents après les avoir cuisinés longtemps.
Rassurez-vous : ces horreurs appartiennent au passé. Cela fait des années et des années
que Sislafa, Chouignagna et Tricatra n’ont pas goûté à la chair fraîche d’un bambin bien
nourri. Eh oui, les enfants d’aujourd’hui ne s’égarent plus dans les forêts. Ils restent chez eux,
en ville, enfermés dans leur chambre à regarder la télévision ou à jouer à des jeux vidéo.
Aucun n’aurait l’idée saugrenue d’aller cueillir des champignons ou des framboises sauvages.
2
Pour eux, les champignons poussent dans les boîtes de conserve et les framboises dans les
congélateurs.
Et, bien sûr, ils ne croient plus aux fées, aux sorciers, aux géants ni aux ogres. Alors,
ils ne risquent pas d’en rencontrer.
Là-bas, dans leur château envahi par les ronces et cerné par des arbres immenses, les
trois ogresses se nourrissent de mulots, de fouines et de putois. Quand la chance leur sourit,
elles attrapent un sanglier égaré et le dégustent en soupirant affreusement.
- Slurp, miam, c’est bon, grommelle Sislafa en suçant bruyamment une patte de
sanglier. Mais pas aussi bon que le gigot de marmot.
- Oh non, oh non, grogne Chouignana en craquant entre ses dents un os bien croquant,
ça ne vaut pas un enfant, rôti ou bouilli.
- Mais y’en a plus, y’en a plus, gronde Tricatra en mâchouillant une oreille farcie.
Pfuit, pfuit, ils ont tous disparu.
Et le repas fini, elles rotent à répétition et pleurent à chaudes larmes.
- Hou, hou, qu’ils étaient bons, les bambins que cuisinait maman avec de la saucisse et
des choux, gémit Sislafa.
- Non, non, se lamente Chouignagna, elle les préparait avec des carottes et des lardons,
je m’en souviens bien !
- N’importe quoi, n’importe quoi, sanglote Tricatra, elle les mijotait des heures durant,
avec des navets et des rutabagas !
À dire vrai, elles ont oublié le goût de la bonne chair d’enfant, cela fait trop longtemps
qu’elles n’ont pas planté leurs dents dans la cuisse d’un gamin grassouillet ou dans le bras
dodu d’une fillette épanouie.
Mais un jour, un enfant pénètre dans la forêt où habitent les trois ogresses.
Ce n’est pas un enfant banal, le jeune Tomaso, pas un enfant comme les autres,
vraiment. Impossible de le tenir enfermé. Qu’il fasse soleil ou grand vent, pluie ou beau
temps, il sort à l’aventure, à pied, à vélo ou à trottinette. Il aime explorer les prés, les haies,
les champs et les maisons abandonnées. Souvent aussi, il emporte un livre, s’allonge sur
l’herbe épaisse ou grimpe tout en haut d’un arbre et lit jusqu’à la tombée de nuit.
Chaque fois, il explore de nouvelles contrées et c’est ainsi qu’un samedi après-midi, il
arrive à la lisière de la forêt. Sans hésiter, il suit un sentier qui le mène toujours plus loin à
travers les troncs serrés de vieux chênes et de sombres sapins. Parfois, il s’arrête pour écouter
le chant d’un oiseau, ramasser une fraise des bois ou suivre des yeux les gambades d’un
écureuil.
3
Et puis, de l’autre côté d’un étang, il aperçoit un château en ruine.
- Tiens, c’est intéressant, pense-t-il. Qui peut bien habiter ici ?
Sans prendre garde aux ronces et aux orties qui bordent les rives de l’étang, il
approche du château, guidé par une lueur qui brille derrière les vitres empoussiérées d’une
fenêtre.
Dans la tour du château, Sislafa se met brusquement à renifler.
- Eh, les frangines, criaille-t-elle de sa voix de crécelle, vous ne sentez pas une drôle
d’odeur ?
À son tour, Chouignagna hume l’air autour d’elle.
- Oui, oui, je sens un étrange parfum… Hm, délicieux…
Et Tricatra, comme un chien de chasse, flaire de tous côtés, laissant couler un filet de
salive sur les bandelettes qui enserrent son corps desséché.
- Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? jappe-t-elle, tout excitée. Du poisson
pané ? De la pâtée pour chien ? Du renard faisandé ?
- Mais non, idiote, glapit Sislafa, ça sent le requin mariné.
- Tu es folle ! croasse Chouignagna. C’est l’odeur exquise d’un fromage moisi.
Et puis, soudain, elles se taisent, respirent à longs traits l’odeur qui perce les murs
épais du château délabré et se regardent d’un air incrédule. Mais si, c’est…
- Un môme ! gémit Sislafa.
- Un marmot ! soupire Chouignagna.
- Un minot ! se pâme Tricatra.
Et toutes les trois à la fois, elles s’écrient en s’agitant frénétiquement :
- Où est-il ? Où est-il ? Je le veux ! Je le veux !
Tant bien que mal, elles se précipitent dans l’étroit escalier de la tour. Chouignagna
dévale les marches dans son fauteuil roulant, emportant ses soeurs au passage. Haletantes,
impatientes, elles entrouvrent la lourde porte du château. L’odeur de chair fraîche,
terriblement appétissante, les affole.
- Là, là ! murmure Sislafa en tendant son doigt décharné. Je le vois !
Tomaso, en effet, se fraie un passage à travers la haie d’épines qui entoure le vieux
château. Comme il est beau, rose et dodu, à croquer, vraiment, à croquer…
- Vite, vite ! susurre Chouignagna, capturons-le !
- La chanson, la chanson attrape-marmot ! marmonne Tricatra. Vous vous en
souvenez, les filles ?
4
Bien sûr qu’elles s’en souviennent, les trois ogresses. C’est la chanson magique que
leur a apprise leur mère pour ensorceler les enfants qui ont le malheur de croiser leur chemin.
- Allez, on y va ! gargouille Sislafa. Un, deux, trois…
Et les ogresses entonnent le chant mystérieux et maléfique :
Dilia, dilia, acapa nomera
Silenu e mara vola
Ien, ien, aramu prataxi
Jomila rijovu o crosi…
Étonnamment, leurs voix d’habitude si laides et si criardes se font doucereuses,
mielleuses, sirupeuses. Quand il les entend, Tomaso est envahi d’une étrange sensation. Ses
bras, ses jambes, sa tête se font plus légers qu’une brise d’été. Il en est comme étourdi. Ses
pieds avancent malgré lui, escaladent les rochers, passent la poterne du château et franchissent
la porte que les trois ogresses tiennent grande ouverte.
Dès que l’enfant est entré, vlan, elles la referment brutalement.
Et se jettent sur lui en hurlant.
Et le ligotent serré, serré.
Et le tirent, le poussent, le traînent jusqu’à la grande cuisine.
Et le couchent sur la table.
Et le regardent d’un air effrayant.
- Hou là là, pense Tomaso, qu’est-ce qu’elles sont moches !
Mais il est bien trop poli pour le dire à haute voix.
- Ah, ah, ah, glousse Sislafa en se frottant les mains.
- Oh, oh, oh, ricane Chouignagna en se massant le ventre.
- Eh, eh, eh, s’esclaffe Tricatra en se léchant les lèvres.
- Bonjour, mesdames, dit Tomaso en leur souriant gentiment.
Sislafa lui lance un regard noir. Chouignagna fait la moue. Tricatra fronce un sourcil.
- Pourriez-vous un peu desserrer les noeuds ? demande Tomaso. Je suis ficelé comme
un rôti.
- Mais tu es un rôti ! hennit Sislafa.
- Et nous allons te cuisiner ! bêle Chouignagna.
- Et puis te déguster ! mugit Tricatra.
- Oh là là, c’est pas sympa, ça, dit Tomaso.
Dans un bel ensemble, les trois ogresses éclatent d’un rire atroce et carnassier.
5
- Assez de bavardages ! grince Sislafa. Commençons les préparatifs. Chouignagna, tu
te souviens de la recette de maman ?
- Euh non, et toi, Tricatra ?
- Bien… c’est-à-dire… non, je ne crois pas…
Les trois soeurs se regardent d’un air stupide et désolé.
- On pourrait le manger à la croque au sel ? propose Chouignagna.
- Pouah ! se récrie Sislafa. Tu oublies que j’ai mal à l’estomac ! Et puis, c’est contraire
à la tradition. Non, non, il faut retrouver la recette !
- Je sais, je sais ! s’exclame Tricatra. Elle est dans le livre ! Le livre de cuisine de
maman ! Dans le tiroir du buffet !
Vite, elle pousse sur les roues de son fauteuil roulant, se déplace jusqu’au buffet,
ouvre le tiroir et, toute joyeuse, en sort un gros livre relié de cuir rouge. Sislafa se précipite
sur ses jambes longues et maigres et lui arrache le livre des mains. À son tour, Chouignagna
roule sur elle-même et dispute le livre à sa soeur. Paf, un coup de poing, aïe, un cri, crish, des
ongles qui griffent, oooooooooh, un hurlement : la bataille est rude.
- STOP ! ARRETEZ IMMEDIATEMENT !
C’est Tomaso qui a crié.
- Si vous continuez ainsi, vous allez déchirer le livre, explique-t-il posément.
Essoufflées, échevelées, les trois ogresses cessent les hostilités. Tricatra a récupéré le
livre. Elle le pose délicatement sur la table.
- Regardez, dit-elle à ses soeurs. La page est marquée !
Sislafa et Chouignagna se penchent sur le livre et hochent la tête.
- Oui, c’est bien ça, fait la première. La recette de la potée de marmot. Et…et quels
ingrédients nous faut-il ?
- Eh bien…euh…je ne sais pas…c’est écrit trop petit. Tricatra, viens nous lire la
recette.
- Ah non… désolée…j’ai trop mal à la tête aujourd’hui. Et puis, j’ai cassé mes
lunettes…
Tout le monde a compris, évidemment : les trois ogresses ne savent pas lire.